Texte commenté : extrait de la scène 6 de L'île des esclaves de Marivaux

De:  CLÉANTHIS : "Je suis d’avis d’une chose; que nous disions qu’on nous apporte des sièges pour prendre l’air assis..."   à :  ARLEQUIN : "Ils n’ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d’excellents partis pour eux."

Dans L'ïle des esclaves, , Cléanthis et Arlequin devenus les maîtres, se livrent à une imitation des manières du « grand monde », sous les yeux stupéfaits de leurs anciens patrons. Commencée comme un simple badinage, cette mise en scène tourne à la satire sociale et s’achève par un projet qui ne manque pas de cruauté.

I - PAROLE  ET POUVOIR

Vu par leurs subalternes, le monde des maîtres est caractérisé par des usages particuliers du langage, qu’il s’agisse de se livrer aux délices de « la belle conversation », selon la formule employée peu auparavant par Cléanthis, ou de recourir à la fonction performative du langage pour faire exécuter les ordres que l’on donne. La supériorité des maîtres s’ appuie donc sur une maîtrise du discours, raffiné, «galant », et réservé à une élite de gens instruits et oisifs, comme le souligne ici le désir de s’asseoir puis de se promener, sans rien faire réellement. En même temps, le langage est pour les maîtres un instrument de pouvoir sur leurs subordonnés, réduits à l’anonymat de l’indéfini « on » (« qu’on nous apporte... ») et contraints à une obéissance immédiate (« vite, des sièges... »).

La protestation d’Iphicrate  perturbe néanmoins la parole impérative d’Arlequin et en dénonce le caractère illusoire. L’ordre ne sera pas suivi d’effet, et la formule grandiloquente du valet (« La République le veut ») est ridiculisée par le décalage de son emphase avec l’acte qu’elle commande (apporter des sièges). Ces indices révèlent que la relation maître/serviteur est ici faussée : entre les deux pièces de son assemblage, il y a, comme on dit en mécanique, «du jeu».

II - LA MAÎTRESSE DU JEU

Dans la comédie que les valets se donnent à eux-mêmes, et offrent en spectacle à leurs patrons impuissants, Cléanthis assume le rôle du metteur en scène.

Elle décide des mouvements (« promenons-nous), indique les attitudes (« procédons noblement », «révérences »), enfin, elle dicte son texte à Arlequin.

Mais si la servante mène le jeu, il revient au valet d’en signifier l’intention profonde: «quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons ». Ce galant duo est en réalité une satire des manières et des moeurs de l’aristocratie, d’autant plus féroce qu’elle se donne pour public ceux qu’elle prend pour cible. Une didascalie inhabituellement longue précise d’ailleurs la gestuelle désespérée des maîtres, et, par un jeu de regards croisés (Cléanthis vers Iphicrate et Arlequin vers Euphrosine), suggère les arrière-pensées des deux serviteurs.

La présence des maîtres répond à une double nécessité. Elle est dictée par la loi de fonctionnement du théâtre, dont cette scène est une mise en abyme : point de spectacle sans spectateurs; Mais elle permet aussi d’exhiber le lien de dépendance réciproque qui unit les puissants à leurs inférieurs : point de maîtres sans serviteurs (« pouvons-nous être sans eux », déclare Cléanthis).

III - LE RIRE DU SAGE DANS L'ÎLE DES ESCLAVES

L’emboîtement des points de vue (public dans la salle, maîtres devenus spectateurs sur scène) est encore compliqué par le jeu des deux serviteurs, qui semblent se dédoubler, et être à eux-mêmes leur propre public (Arlequin « s’applaudit », au sens propre comme au sens figuré). Plusieurs discours s’emboîtent les uns dans les autres : celui de la préciosité (« un jour tendre », « vos grâces », «mes flammes », «mes feux »), celui du «naturel », incarné par Arlequin, qui ridiculise le premier, et enfin celui de Cléanthis « metteur en scène », qui dirige son partenaire (« rayez ces applaudissements », « vous gâtez tout »), et tente en vain de faire durer l’illusion.

Dans ce labyrinthe de miroirs résonne le rire d’Arlequin qui donne à la parodie (« nous sommes aussi bouffons que nos patrons ») sa portée morale (« mais nous sommes plus sages »). Le rire est signe d’une lucidité supérieure. Les valets ne sont pas dupes de la « grandeur» qu’ils singent, ils savent trop bien qu’elle n’est qu’un artifice, une manière de sauvegarder les apparences.

IV - LE VICE MIS À NU

Le monde des maîtres est celui des faux-semblants, qui éblouissent et dissimulent les vices de cette classe dépravée. Le sentiment n’y est que tromperie (« vous ne m’aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde »). Sous le vernis étincelant des discours raffinés et de la politesse affleure la perversité. «L’imagination » qui vient à Arlequin est le trop juste reflet des mœurs seigneuriales. «Pensée » coupable qui transforme les subalternes en proies sexuelles : «tombez amoureuse d’Arlequin (alias Iphicrate) et moi de votre suivante » propose le véritable Arlequin, qui ajoute : «nous sommes assez forts pour soutenir cela ». Faut-il comprendre qu’il a suffisamment confiance dans la solidité du lien qui l’unit à Cléanthis pour voir dans cet « amour» un divertissement sans conséquence? Ou faut-il entendre le mot « force » comme l’aveu de la brutalité toute physique qui préside aux rapports entre les puissants et leurs inférieurs? Cette ambiguïté donne au badinage bouffon une inquiétante profondeur, en laissant percevoir sous ce jeu une sinistre réalité. Déjà, les regards croisés des deux complices avaient, dans la didascalie, paru lourds de sous-entendus.

V - UN AMOUR RAISONNABLE

Néanmoins, par un nouveau renversement de perspective qui fait rebasculer la scène dans la fiction initiale de l’échange des rôles, cet amour imposé apparaît comme une chance pour les maîtres. «Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer », affirme Cléanthis. Ce qui ne serait qu’humiliation pour d’authentiques esclaves devient bénéfique pour les apprentis serviteurs que sont désormais Iphicrate et Euphrosine. Reprenant les idées développées par Trivelin, le chef des insulaires, Arlequin transforme l’esclavage en « cours d’humanité ». «Aimer» son valet est le meilleur parti que puisse prendre un maître. Devenu sensible grâce aux lumières de la raison. Telle est la morale que L’Île des esclaves veut faire triompher.